18 - Philippe Guiguet Bologne

22 – Topographie d’une vallée désindustrialiée
Slaïki, Tanger, 2023
148 pages couleur, 12 euros, 120 dirhams
15×10 cm
ISBN : 978-9920-598-75-0
Dépôt légal : 2023MO2548

extrait de l’introduction
« Les souvenirs que j’ai de cette vallée, quand j’étais enfant, restent l’odeur épaisse et tannique du car scolaire qui nous conduisait aux cours de natation et aux compétitions dans la piscine municipale de Gavet ; les effluves de chlore, le clapotis glacé de l’eau et les stries inconfortables mais antidérapantes des carrelages de grès blanc qui recouvraient les plages du grand bassin ; l’odeur du tabac de la pipe de mon père et celle boisée de son parfum, dans son automobile qui nous ramenait de Grenoble ; encore et toujours, la grisaille de l’ennui du retour au quotidien après une embardée ailleurs, ailleurs, ailleurs… ; l’émotion de toujours reconnaître le profil de Louis XVI dans le grand rocher à la sortie de Rioupéroux, qui faisait du roi décapité notre intime, un compagnon de route et un partenaire de jeu ; l’ombre omniprésente dès l’automne arrivé, anticipant les paysages glacés et noirs de l’hiver. Une expérience récurrente dans une enfance modeste et provinciale, coincée dans une sorte de goulot qui conduisait au paradis et à la lumière des montagnes. Je l’ai déjà écrit ailleurs : quand j’étais enfant, le soleil se levait haut dans le ciel et nous devions lever la tête pour voir l’horizon. La vallée de la Romanche formait le cordon ombilical qui retenait ce monde à l’ailleurs. »

résumé
Philippe Guiguet Bologne résume ainsi sa démarche : « La question toute ontologique que va poser ce petit ouvrage sera de savoir si l’on peut documenter sa mémoire : qu’on soit dans la possibilité de s’y livrer ne pose aucun doute, bien évidemment ; que cela se fasse avec objectivité ou, plus pertinemment, avec justesse, est bien moins manifeste. La mémoire est autant une construction, qu’une décision et un état de faits – si j’ose ici cette expression ! – : elle est ce que l’on décide de garder – plus ou moins consciemment et volontairement – de ce qui a été, afin de consolider ce qui est et ce qui sera. Il n’y a de mémoire qu’idéologique, identitaire et politique. Ainsi, le fait de partir dans cette vallée de la Romanche désindustrialisée, pour y retrouver mes souvenirs d’enfance, me paraît un projet forcément voué au questionnement : je ne saurais rien y retrouver que moi-même, et plus encore : ce moi-même d’aujourd’hui, qui vit, pense et ressent en 2023 ! Devenu adulte, incontestablement vieillissant, j’ai découvert que cette vallée pouvait être belle et j’ai éprouvé le très puissant désir de traduire et de partager cette découverte : elle-même patinée, sensibilisée pourrais-je écrire, de mes souvenirs d’enfance. Ce que je documente ici semble encore ce que je n’avais pas vu enfant et ce que je découvre parce que je le perds. La mémoire paraît donc faite pour combler des manques, nos propres manques : elle nous construit non pas par ce qui a été, mais par ce que nous en sommes devenus. La mémoire est un passé en permanence actualisé, et donc n’est en rien du passé : elle constitue un élément du présent. Je ne me souviens que de ce que je suis maintenant.
Puisque je vais photographier les restes d’un monde qui n’est plus, ses traces, les signes qui attestent qu’il a été, je dois reconnaître que je vais chercher non pas une tangibilité de ce qui fut, mais une garantie de ce que j’ai perçu ! Le monde disparu que je vais tenter de déceler sous l’ici et maintenant ne sera jamais que le monde où j’ai moi-même vécu il y a quarante-cinq ans, la perception plus que subjective et parcellaire que j’en aie eu, la représentation modifiée que j’en garde à travers les années de séparation, relue par le filtre de la nostalgie de ce que j’ai vécu, mais plus encore la forme de travelling compensé – je n’ai trouvé que ce terme technique cinématographique pour expliquer ce que je veux exprimer – de ce que j’ai été dans ce que suis devenu, de ma propre jeunesse passée et perdue, et les reliefs de tout ce cheminement d’un demi-siècle, qui nous parviennent sous forme de patrimoine, de vie qui poursuit son chemin, de ruines et de souvenirs disparus à jamais ou dans un processus de transsubstantiation – forcément une modification, une métamorphose, une altération – du passé dans le présent. Je vais photographier ce palimpseste de temps, d’un passé que je vais quêter à travers tout ce qui m’en sépare et par le filtre de ce que je suis devenu et de ce que mon sujet a lui-même changé. On ne documente donc pas la mémoire, on la construit comme un mille-feuille, fluide et mouvant, où s’affirme ce que nous impose l’impératif, matériel et surtout moral, de vivre et de se situer dans l’ici et maintenant. »

se procurer le livre
21 – Le projet est disponible à Tanger, à la Librairie des Colonnes, aux Insolites et à la galerie Conil.