Le cinéaste Gaël Morel prépare ces derniers jours le tournage de son prochain film, Prendre le large, qui aura lieu à Tanger, ville qu’il fréquente régulièrement depuis une vingtaine d’années. Rencontre amicale dans l’arrière salle du restaurant le Number One avec un cinéaste et acteur qui a fait de la subtilité et d’un lyrisme mesuré une signature dans la tradition du grand cinéma d’auteurs français.

Gaël Morel, quel est le projet pour lequel nous vous retrouvons à Tanger ?

Je prépare un film qui s’appelle Prendre le large. Il parle d’Edith, une femme qui va mal parce qu’elle va être licenciée alors que son usine va être délocalisée. Elle décide cependant de partir avec son usine, d’être reclassée au Maroc et de travailler dans les conditions de travail et un salaire locaux, une vie bien plus difficile que ce qu’elle a connu jusqu’alors. Ce n’est pas un choix lié au fait qu’elle ait envie de voyager et de s’ouvrir au monde, mais c’est vraiment l’expression d’une forme de détresse qu’elle vit dans son pays, cette France touchée par la crise économique que nous connaissons. Elle est à l’approche de la cinquantaine, elle est veuve, elle a un fils qui est autonome et vit à Paris, qui a changé de classe sociale et n’est pas trop dans le souci de sa mère. Elle est à un moment de sa vie où elle se dit que si elle est licenciée, elle en mourra. Et donc elle part pour le Maroc afin de continuer à travailler, un départ qui ne se fait pas dans la perspective de mieux vivre, mais au contraire de s’enfoncer encore plus dans le lent drame qu’est sa vie.

Ce n’est pas bouger pour aller vers une amélioration…

Elle est dans une logique très dépressive et elle est prête à endosser l’inacceptable. Elle pourrait toucher des indemnités de licenciement et quelques années de chômage, ce qui serait une solution matérielle bien plus intéressante pour elle, mais elle est prise dans une spirale de chute qui la place irrémédiablement en situation d’échec. Accepter d’être reclassée, c’est aller au bout d’une logique d’autodestruction. Voilà donc le postulat, le départ de ce prochain film, puis ensuite le parcours sera truffé de surprises qui vont la révéler à elle-même et à ses proches, sans qu’on parvienne pour autant à un happy end. Son choix reste incompréhensible, tant pour ses proches que pour son employeur. Cela fait partie du code du travail : quand une entreprise décide de se délocaliser, la proposition de reclassement est une obligation, que bien entendu personne n’accepte jamais quand il s’agit d’aller dans un pays étranger avec un salaire bien plus bas. Il faut en plus adopter une nouvelle langue, une nouvelle culture, autant de changements difficiles quand on est arrivé à un certain âge. Edith fait donc son parcours inversé : elle suit le mouvement de ceux qui veulent quitter l’Afrique pour aller en Europe, mais à l’envers, à la stupéfaction de tous et notamment des ouvrières qui seront ses collègues. Mais elle s’inscrit aussi dans des courants migratoires qui ont toujours existé, comme les colons ou ces coopérants qui venaient travailler ici dans les années 60 et 70 ou les Espagnols dans les années de guerre ou aujourd’hui de crise.

Vous ne prévoyez pas de happy end, mais aura-t-elle une possibilité de rédemption, malgré tout ?

Je ne vois pas vraiment de rédemption, mais elle s’en sortira grâce à une sorte de fraternité universelle, aidée par ses collègues, par d’anciens amis. L’important c’est que, par l’expérience qu’elle va vivre, elle va retrouver un devenir, un avenir possible, alors qu’en France elle se trouvait dans une force d’inertie totalement mortifère, dans une impasse. Elle va retrouver une capacité de se projeter dans le futur. Mais ce n’est pas du tout un happy end et j’aurais trouvé ridicule de raconter une histoire où elle quitte un enfer pour aller au paradis. Pas du tout : elle vient d’un lieu compliqué pour aller dans un lieu où il y a tout autant de complications, mais plus en phase avec ce qu’elle est. A Tanger, il va lui arriver des choses difficiles, mais elle sera entourée, alors qu’en France sa vie était peut-être moins dure, mais elle était seule. Je ne suis pas un orientaliste et même si je suis très curieux de la culture des autres, je ne suis pas émerveillé par un monde parce qu’il est différent du mien. Je pense être dans un regard à la bonne distance, je ne suis pas aveuglé, ni par fascination, ni par méconnaissance : j’arrive à voir Tanger dans tout ce qu’elle est, une ville à vivre et non un décor de fantasmes orientalisants.

L’Afrique du Nord habite une bonne partie de votre œuvre…

J’ai déjà réalisé ici, il y a 15 ans, Les chemins de l’oued, où Tanger figurait un Alger où nous n’avions pas pu aller tourner. Il y a 17 ans, je jouais un rôle dans Loin de Téchiné. Rachid O., l’écrivain, est l’un de mes plus proches amis depuis très longtemps et j’ai d’ailleurs écrit le scénario de Prendre le large avec lui. Il m’a beaucoup aidé à créer un lien fort avec le Maroc. Jeune, fasciné et dans la découverte, j’étais peut-être orientalisant, mais aujourd’hui j’ai un rapport beaucoup plus banal, ordinaire, facile au Maroc. Par exemple, dans mon film je ne montrerai pas le café Hafa. Je préfère filmer les anciennes arènes, qui sont un lieu magnifique et beaucoup moins connu, et qui me parle de Tanger beaucoup plus que le café Hafa, qui exprime bien sûr très bien une certaine dimension de la ville, mais beaucoup trop vue et revue, le décor toujours choisi en premier et qui fait sensation. Je trouve aussi, par exemple, qu’il va être intéressant et même magnifique de filmer la destruction de la zone autour du port, la nouvelle baie. J’ai l’opportunité incroyable de pouvoir immortaliser quelque chose qui n’existera que deux ou trois ans, le temps de ces travaux : il y avait un Tanger d’avant, il y aura un nouveau Tanger, mais la destruction et la reconstruction ne dureront qu’un temps très limité et pouvoir s’en saisir est un véritable cadeau. Je n’ai pas envie de filmer le pittoresque. Ce qui m’intéresse, c’est de capter dans un lieu son histoire à la fois passée, révolue, présente, éphémère…

Mais si vous êtes venu filmer à Tanger, c’est aussi pour Tanger. Puisque le pittoresque ne vous séduit pas, qu’est ce qui vous porte dans cette ville pour susciter en vous le désir de la filmer ?

Pour imaginer ce film, je ne suis pas parti de Tanger, je suis parti du principe de faire un film contre le précédent. J’aime cette idée qu’on ne fait pas un film pour faire mieux que celui d’avant, mais plutôt contre lui. J’aime avoir la garantie d’être assez éloigné de ce que je viens d’achever, car un auteur tourne toujours autour des quelques mêmes points centraux, ses obsessions. On peut prendre des sujets très opposés, on est toujours ramenés à nous-mêmes. Mon précédent film était un film noir, qui se déroulait à Paris, très morbide, dans un univers d’argent, masculin et violent. Je voulais pour Prendre le large un milieu modeste, un univers féminin, ensoleillé. J’avais aussi envie que ce film parle à mes parents, qui sont issus du milieu ouvrier, et je tenais à ce que ce milieu soit le centre de cette histoire. En me renseignant sur le monde de l’industrie, j’ai appris que beaucoup d’usines avaient fermé en France, que beaucoup aussi avaient été délocalisées au Maroc et notamment à Tanger… C’est comme ça que la ville du détroit, petit à petit, est entrée dans mon projet. Sans compter que j’ai aussi un lien personnel avec cette cité, entre tous les séjours que j’y ai effectués et les deux fois où j’y ai travaillé en tant qu’acteur et réalisateur.

Prendre le large pourrait-il être votre suite à Loin ?

Ah non ! Ce film n’a rien à voir avec Loin. Quand Loin a été tourné, début des années 2000, j’étais déjà très familiarisé avec le Maroc, où je venais régulièrement. Quand on est réalisateur, on crée à partir de ce que l’on est, de son passé, et le Maroc est très présent et important dans mon histoire personnelle. Je dirai que ce projet est plus en relation avec mon ami Rachid O. et son livre Analphabète, où il évoque par exemple beaucoup l’univers des pensions, des gens plus simples… qu’avec Loin, qui d’ailleurs déjà ne parle plus du Tanger d’aujourd’hui. Loin est imaginé dans un Tanger d’avant Mohamed VI, un Tanger dans le ton de Hassan II et qui n’existe plus, qui a totalement disparu. On sait, et cela est matériellement visible, que les deux Souverains ont eu des visions fondamentalement différentes du devenir de la ville et du nord du Royaume. Raconter ces deux univers aussi distincts impliquait forcément des fictions très différentes. Résolument, Prendre le large n’a rien à voir avec Loin.

Vous préparez un film très social, alors qu’habituellement vous êtes un cinéaste du dévoilement des identités…

Dans Prendre le large, la dimension sociale est très importante, mais j’aime avant tout travailler sur le cheminement intérieur de mes personnages. L’essentiel, le centre de mon propos, reste ce qui se passe dans leur tête, alors que le discours social est périphérique. Quand on fait un vrai cinéma social, c’est forcément un cinéma engagé, à la façon de Guédiguian, dont les personnages sont très marqués politiquement. Les miens vivent toujours un déraillement, et ce déraillement qui est on ne peut plus personnel, individuel, est pour moi bien plus important que le fond politique ou social de l’histoire. Dans la situation d’Edith, tout le monde aurait accepté les indemnités de licenciement et de s’inscrire au chômage : parler des conséquences de cela est une vision sociale. Mais j’ai préféré qu’elle fasse un choix incongru, inattendu, dont découlent tous les possibles romanesques qui me passionnent. Quand on filme des ouvriers, on les fixe toujours dans une vision très naturaliste : je voulais quelque chose de plus subtil, rendre hommage à ce milieu qui est celui d’où je viens et que j’ai finalement peu traité jusqu’à maintenant, sauf quand mes personnages voulaient le fuir. Edith ne fuit pas son milieu, elle fuit sa situation de femme esseulée dans un pays qui ne la regarde pas.
Mais Prendre le large reste aussi un film sur la fraternité, une fraternité mondialisée, internationale et si les politiques échouent à aider les gens à vivre, les gens se prennent en charge eux-mêmes et parviennent à s’entraider efficacement. Quand Coluche crée les Restos du Cœur, c’est hors de tout réseau et de tout projet politique et c’est aujourd’hui une institution essentielle. Je trouve toujours très dérangeant de faire des films dans une perspective de critique sociale et politique, qui deviennent très rapidement théoriques, très dogmatiques, et qui ne convaincront qu’un public déjà convaincu. En faisant que les choses s’incarnent dans des personnages, dont je mets la logique au centre de tout, le spectre du public touché est beaucoup plus large, le film plus ouvert.

A l’heure où en France l’islamophobie devient presque une institution, mais aussi à l’heure où Fatima remporte le César du meilleur film, quel est votre sentiment de tourner un film au Maroc ?

Je ne crois pas en l’islamophobie. Ce que l’on appelle islamophobie aujourd’hui est plus une forme d’anticléricalisme. Les anticléricaux n’aiment pas l’église et en ont le droit. Ils ne critiquent pas la croyance mais les institutions religieuses. Tout ça n’est pas véritablement grave. Le vrai problème est le racisme et je ne confonds pas les deux : on a le droit de ne pas aimer et de critiquer les institutions et l’expression d’une religion, en revanche il est grave de s’attaquer à quelqu’un pour ce qu’il est. Sincèrement, je ne crois pas du tout que la France soit un pays islamophobe. Aujourd’hui, on distingue la connerie en plusieurs noms, mais l’islamophobie relève de la même et unique bêtise que sont l’antisémitisme, l’antichristianisme, la haine des Roms ou l’homophobie. Il ne peut y avoir qu’une triste égalité dans la bêtise. Et comme cela frappe partout et de tout temps, que c’est dans le monde entier et que ça touche toutes les communautés, l’Islam comme le Christianisme, le Judaïsme, les femmes ou les homosexuels, on peut dire que la bêtise a un spectre très large et c’est juste désespérant pour l’espèce humaine.
Par ailleurs le succès de Fatima exprime bien la tendance générale, contraire à tout cela, d’enrichissement par le métissage, de la curiosité pour les autres cultures et le Paris que je connais ressemble à cela : j’habite dans un quartier où il y a beaucoup de chrétiens, de musulmans et de juifs et où l’on vit très bien ensemble. Il y a une certaine lourdeur, diffuse et mondiale, mais malgré les deux attentats qui ont sévi depuis un an, ces quartiers métissés avec leurs Gaulois, leurs Arabes, leurs Africains, leurs Juifs et leurs Chinois restent les plus vivants, où on continue à vivre aux terrasses des cafés. C’est dans les quartiers résidentiels que les gens ont peur…

Dans les réseaux sociaux, on vous voit adopter de plus en plus régulièrement un propos de critique cinématographique. La grâce au cinéma, aujourd’hui, serait dans quel film ?

Un film n’est jamais dans la grâce de bout en bout, fort heureusement. Mais j’ai vécu récemment un grands moments de grâce cinématographique avec le Grand Budapest Hotel de Wes Anderson. Je ne dis pas que c’est le meilleur film du monde, mais il fait preuve d’une grâce incroyable qui m’évoque le cinéma de l’enfance, sans être régressif ou facile, avec une forme de génie à la Charlie Chaplin. Et puis il y a les frères Coen, qui pour moi sont les maîtres absolus du cinéma, mais pas forcément dans la grâce.
Je dirais qu’un grand cinéaste, comme tout grand artiste, est quelqu’un qui sait quoi faire de sa liberté : très souvent les artistes qui ont le plus de liberté sont ceux qui se plient le plus aux critères des lois du marché. Et inversement, les jeunes auteurs qui galèrent se prennent des libertés que se refusent ceux qui pourraient faire les films qu’ils veulent. Un paradoxe très français. En France, les auteurs se contorsionnent dans l’espoir que leur film sera montré sur l’une des grandes chaînes historiques, à 20h00, un dimanche soir. Les grands cinéastes américains, les frères Coen ou Scorcese, par exemple, proposent très souvent des œuvres totalement hors normes. Si leur précédent film marche, ils pourront faire entièrement ce dont ils ont envie pour le suivant. C’est pour ça qu’un grand artiste est un créateur qui sait que faire de sa liberté…

Entretien réalisé à Tanger par Philippe Guiguet Bologne pour le mensuel Urbain n°37, mars 2016.