Texte du catalogue de l’exposition Silhouettes de Gérard Testa, présentée à la Galerie Delacroix à Tanger, du 27 février au 31 mars 2021.

Gérard Testa nous a toujours paru atypique. Je pense que c’est bien là sa grande chance, ce qu’il aurait d’ailleurs pu vivre comme une infortune. Ne pas rallier une rassurante communauté de valeurs et d’idées nous laisse parfois à de constructives solitudes.
Je me souviens des manières de totems qu’il affichait dans les galeries du monde, de Lausanne à Karlsruhe, en passant par Los Angeles et Marrakech, un quart de siècle plus tôt, transformant les lieux de culture qui l’accueillaient en temples d’une foi primitiviste, tout ce qu’il y a de plus hérétique puisque nous n’en étions encore qu’à attendre un XXIe siècle qui, lui, s’affichait comme l’ultime promesse de religiosité – au point que l’impiété elle-même, aujourd’hui, en est devenue un lien -. Et les totems de Testa se parent désormais d’un agnosticisme bien de notre temps. N’est pas sauvagement séculier qui veut et la grâce – le miracle de la grâce – est rarement décidé, mais bien souvent subi… Il n’en demeure pas moins que l’œuvre entière de Gérard Testa, qui est l’œuvre d’une vie, a questionné, a investi, a traduit la verticalité. Nous y reviendrons…
Il nous faudra tout d’abord épuiser l’exercice des allégeances et des parentèles, puisque l’usage en est aussi répandu que nécessaire : les résonnances restent la meilleure mise en perspective que l’on saura trouver pour éclairer une œuvre. Il va de soi que, dans ce tachisme contrôlé et appliqué, par son obsession formelle et systématique, contractuelle imagine-t-on, Gérard Testa a flirté avec ce qui fut le faîte intellectuel et militant de son temps, et de là où ça se passait : le mouvement Supports/Surfaces. Le maître Claude Viallat est bien de cette aventure, omniprésent, comme un esprit des lieux ou celui de La tempête shakespearienne, à la fois fil directeur d’une œuvre, d’une vie, coryphée et chœur dans son entier, conscience et psyché – plus qu’une raison, un ça et un surmoi pour toute une génération ! Là où la perpétuation de ce que l’on a estimé être l’engagement d’une vie constitue l’œuvre, plus que l’œuvre elle-même qui devient la trace, un prétexte, au scellement de ce contrat de soi à soi-même et pour le monde. En d’autres temps et d’autres lieux, nous appelions cela entrer dans les ordres : nous demeurons donc, toujours, dans les girons d’une religiosité – ou plutôt de la sacralité. Mais Gérard Testa, d’une façon plus discrète et subtile, nous amène aussi à côtoyer les gouffres, les abymes de l’Art brut : on le voit fragile et son œuvre, totémique toujours, pointe les faiblesses et les possibilités de basculement de l’Homme dans sa piètre condition, une forme de harassement, et de l’artiste lui-même dans les tourments autant d’une vie que de l’Histoire. Je suis à peu près certain que Testa peint comme l’autre Gérard, Garouste celui-là, pour exorciser une forme de débordement, de folie humaine, trop humaine. Le bestiaire que l’œuvre de Testa ne peint pas, ce qu’il ne montre pas, dissimulé sous un litham aussi taché qu’une toile de Viallat, est plein de monstres et de démons.
Il n’est d’ailleurs pas si clair que Gérard Testa ne montre pas : il désigne – le haut et le ciel -, et semble bien tenté, encore, par le dessin, celui de la figuration. Voilà un grand thème de notre temps : celui du retour – qui semble bien nécessaire – à la semblance. Les défigurations tachistes de notre artiste dressent aujourd’hui des agrégats de Silhouettes, rassemblements de petits personnages, sortes d’hommes-têtards imaginés avec un regard enfantin presque, foule qui s’accumule, s’entasse, frémit et vibre, comme si elle faisait sa révolution. Une énergie de soulèvement traverse tout ce petit peuple. Un désir de se hisser hors de la toile, d’en renverser le cadre. Ces silhouettes dansent comme elles font masse, pour bouleverser l’ordre du monde et y assurer un beau chahut. Il y a de l’insecte kafkaïen dans ces petits hommes, comme on saurait y trouver de la bestiole burroughsienne : nous regagnons bien là le festin nu de Gérard Testa, où il se repaît de la possibilité de pousser son univers à une insubordination. Le monde change, et les hommes résistent ou se métamorphosent plus encore. Ce qu’un premier coup d’œil aurait pu laisser penser à des représentations naïves sont finalement bien moins innocentes qu’il n’y paraît. J’ai encore vu dans ces formes colorées des piles de fauteuils, avec leurs jambes et leurs pieds, des assises comme des ventres et des dossiers formant de grosses têtes : des amoncellements de sièges rangés dans l’attente de la prochaine fête, de noces, de funérailles ou d’un grand spectacle qui nous rassemblerait : mais non, les taches vibrionnent et sont bien vivantes : il s’agit d’un petit peuple à la façon de ceux que Folon dessinait en son temps, foule affairée à virevolter, à planer, à prier ou à danser, à se mettre sens dessus dessous et à défier la gravité. Comme on voudra bien l’imaginer.
Gérard Testa élève donc sa grand-voile dans ses œuvres gonflées de petites taches presque vivantes. La couleur pousse ces travaux comme le vent meut un boutre sur les eaux calmes d’un grand fleuve ou d’un détroit. Religieux encore, il dresse ces insignes de cathédrales, des projets de vitraux comme ceux que l’on scellait dans les années cinquante, où la géométrie ordonnait le sens de la lumière et celui de la foi : chaque toile, comme une vague, demeure la marque de mondes possibles. À l’aune de la suggestivité mise en représentation. On en revient ainsi aux totems. Où l’on pourrait croire que ce travail impose une distance, on y retrouve un système de références qui fonde un rapprochement avec le public, une familiarité, un lien réel : les couleurs que l’on a aimées chez Mondrian, une gamme qui illuminait les céramiques de Vallauris durant les grandes années Massier, celle des forteresses de Jean Dubuffet… Nous appartenons à même un monde : voilà ce que soufflent ces voiles élevées pour nous ramener à nous-mêmes.
La tentation de figurer est une réelle torture. Ça tourne et ça vrille sous le pinceau de Gérard Testa. Il voudrait y aller, mais il n’ira pas, car il l’a promis au ciel et à ses pairs. Le temps de ce vœu est sans doute bien plus long qu’il l’avait imaginé… Une vie ! Il aurait fallu y penser quand la jeunesse lance ses formules magiques, qu’elle croit aussi éphémères qu’elle-même ! Quelle méprise ! La modernité fut une immense contrainte, qui certes demeurera la plus belle ode à la raison jamais prononcée par l’humanité : mais de quel poids ! Gérard Testa va donc s’en aller chercher du côté de la suggestion, de la possibilité d’un interstice, à l’endroit précis où son engagement risque de s’effondrer, sur le seuil du parjure, mais au défi de toujours rester du bon côté de sa parole, celui de ses engagements : il va partir explorer les abords de ses propres gouffres, sur les rivages desquels il aime à errer comme à faire danser ses farandoles de silhouettes. Gérard Testa trace alors un trait. Rien qu’un trait. L’expression artistique réduite à une pure monade. Mais quel trait ! Il parvient par cette ligne, on ne peut plus filiforme, ni plus ni moins qu’un trait, à raconter l’entière histoire de l’art et à y figurer toute la connaissance et tout l’imaginaire que l’on peut en avoir. Il fallait un sacré talent, et sans doute autant d’effronterie, pour s’imaginer qu’en traçant une ligne, par le vibrato qu’on y imprime, il sera possible d’évoquer l’effumé d’un dessin de Leonardo ou la préciosité d’une esquisse de Dürer. Ce même trait qui exprime le doute autant que l’assurance d’un Rembrandt, la légèreté impertinente et libre d’un Toulouse-Lautrec ou celle lascive d’un Egon Schiele. Tous les traits ne sont pas de la même essence, et Testa n’ira pas ébaucher du côté de l’audace et de la hardiesse d’un Picasso, qui redessine le monde comme un matador embroche son taureau, ou de cette simplicité lumineuse dont Jean Cocteau aura su tirer le profil d’Orphée. Non, Testa crayonne dans le registre de l’esquisse qui se cherche, dans celui du doute et de la fébrilité. En toute délicatesse, en aveu de fragilité et en questionnement. Cette trace, insignifiante, une vibration qui syncrétise l’inachèvement, démasque le geste pour lui-même, la rapidité pour le plaisir et une forme de grave insouciance, de désinvolture inquiète, celle de la trace laissée par celui qui part à la recherche, en quête, qui interroge la représentation née sous les trois doigts qui tiennent son crayon. La contingence de l’art mise au défi de son éternité et de son universalité ! Et quelque part, aussi, une réponse de l’artiste à la façon dont Claude Viallat a toute sa vie pavoisé son monde.
Gérard Testa ose tout cela. Il garde la retenue de ceux qui ont la modestie pour principe, mais il y va et, avec un certain cynisme, attend sans doute de dénombrer ceux qui reconnaîtront son incroyable bravade. Il joue donc. Il s’amuse dans un jeu que l’on saurait déceler à travers les couleurs et la mise en scène pop art de son œuvre. Il met en représentation ses taches et ses esquisses, comme la Factory le faisait avec les portraits des stars et des objets cultes qu’elle aimait tant célébrer. Gérard Testa nous parle-t-il ainsi de ce monde où l’art est soumis aux mêmes lois consuméristes que le reste de la production humaine ? Peut-être, et peut-être pas : c’est le propre de la poésie que d’être dépassée par elle-même.
Il reste que d’aller fureter dans la transcendance quand on vient de mouvements aussi purement, radicalement, puissamment formels, demeure hardi et d’une révolution personnelle de haut-vol. Car, finalement, dans ses accumulations de silhouettes qui n’en sont pas, dans ses clins d’œil ininterrompus vers l’histoire de son art, Gérard Testa nous dresse son échelle de Jacob, un escalier de taches qui grimpe vers le ciel, on ne sait pas pourquoi, ni pour qui, ni comment, mais qui y va. Lui, l’enfant des mouvements littéralistes nés du matérialisme dialectique, en arrive donc, une fois encore, à l’idée de Dieu. Probablement malgré lui. Un artiste est bien souvent débordé par sa propre spiritualité. C’est ce que l’on appelle le cheminement d’une vie. Mais ça, Gérard Testa ne le confessera jamais, par pudeur sans doute et assurément par fidélité à ses vieux idéaux et à ses engagements.