texte du catalogue de l’exposition New Breath, Generation INBA 2, présentée à Gallery Kent, janvier 2021 à mars 2021.

L’artiste moderne se doit de raconter son temps : ce à quoi excelle la jeune plasticienne, née à Taroudannt, Rahma Lhoussig. Chacune de ses toiles, constituées de fonds blancs aussi transparents et inconsistants que nos virtualités, forme une ode, toute en légèreté, à la désolation, à la distance, à l’isolement qui accablent l’individu postmoderne et médiatisé. Pour saisir le travail de Rahma Lhoussig, il faudra revenir aux bases fondamentales, aux réflexions de Marshall McLuhan et aux dissertations de Paul Virilio ! La jeune peintre a trouvé le ton exact pour raconter son temps, notre temps, celui où l’essentiel du vécu se situe dans la lumière bleue des écrans divers et variés. Ses personnages, des jeunes gens, parfois des adolescents, sont de chair, d’une présence puissante : d’un être-là solide, d’une identité résolue – on retrouve dans ses modèles toute la jeunesse du Souss, mais aussi toute la jeunesse des Suds, de gens jeunes qui pourraient être latino-américains ou grecs ou malaisiens, aimés du soleil, des torpeurs des après-midis de canicule et de l’abandon dans un temps qui n’a pas encore été transformé en valeur marchande. Magnifiquement dessinés et présents, ces jouvenceaux sont là, vivants, leur cœur battant à fleur de toile, mais qui pourtant restent de cette froide distance que l’on sait impulsée, marquée, imposée par le média : ils sont des enfants de leur temps, indéniablement, catégoriquement : présents et pourtant absents, ici et cependant toujours ailleurs. L’ubiquité, autant que l’absence qu’elle induit paradoxalement, sont les puissants signes de notre époque.
Rahma Lhoussig peint le journalier comme s’il s’inscrivait dans une forme de surréalisme. Cela, plutôt que le contraire : le rêve et l’étrange ne surgissent pas dans l’habituel, mais le quotidien recouvre le rêve et l’étrange qui lui préexistent. Voilà un ton assurément différent de celui, souvent outrancier, que l’on trouve dans les œuvres des grandes figures du surréalisme. Ici, le décalage est aussi banal qu’ordinaire : comme celui qui sévit dans les romans de Haruki Murakami. Le monde médiatisé est une étrangeté avec laquelle la vie va devoir désormais composer. La réalité de l’écran interposé est aussi tangible que celle du corps ; et si les corps des personnages de Rahma Lhoussig sont bien présents, ils évoluent pourtant dans un état parallèle : peut-être est-ce dû à leur jeunesse ? À moins qu’ils ne soient des êtres d’une nouvelle réalité, celle de leur temps, appartenant déjà à la virtualité. Comme si toute la postmodernité consistait en un monde parallèle, qui deviendrait la première de nos réalités, celle en tout cas la plus proche de ce que nous percevons.
Ils sont têtes en l’air, ou visage baissé, mais absolument ailleurs, peut-être au pays d’Alice, que l’on a hâtivement qualifié de merveilleux où il sait être cauchemardesque. Chez Rahma Lhoussig, le corbeau est un insigne de la fidélité aux origines et les plantes grimpent pour nous étouffer. « Les rêves sont une réalité dont nous ne sommes pas du tout conscients », nous assure l’artiste, qui situe avec insistance, dans notre perception, l’onirique avant le tangible, et nous avertit ainsi que la seule réalité défendable, ou en tout cas acceptable et représentable, sera celle dans laquelle se glisse le nécessaire décalage de la subjectivité. « Je peins des histoires ouvertes, pour exprimer la complexité d’une expérience. » D’où le blanc du fond du tableau, d’où le vide sur lequel se projettent les motifs qui aussi constituent l’œuvre : un espace non-spécifique, un espace-tout comme il est des espaces-rien, qui d’abord est un espace de la psyché. L’individu postmoderne est résolument au cœur de la pensée, et de ce qu’elle décrypte du monde alentour. D’où, encore, l’inachèvement de la figure, par lequel Rahma Lhoussig affirme que la mémoire est parcellaire, mais confirme que la perception l’est tout autant, comme la conscience. Toute représentation est imparfaite. Toute représentation est perfectible. Il en va de même de la pensée. D’où encore la nécessité d’une neutralité de l’expression de ses personnages : ils ne disent rien car ils sont en creux ; ils sont un vide, du même interstitiel que peut l’être un écran. Ils sont une place à prendre, afin que le public puisse projeter ce qu’il a lui-même à exprimer ou à comprendre. Une neutralité d’expression, qui fonctionne comme la parole de la psychanalyse. D’où, enfin, ce sentiment d’un autre temps qui structure le tableau, un temps propre à l’œuvre elle-même, qui se situe entre la latence de la jeunesse figurée et le flottement des ondes ou des pixels de la virtualité : un temps de son temps. Rahma Lhoussig peint comme Randa Maroufi filme ses vidéos d’art : les deux jeunes femmes sculptent un nouveau temps, qui est le temps d’une nouvelle civilisation. La modernité est achevée.
Car dans ce travail d’épurement et d’essentialisation de la forme, où ne reste que le plus ténu de ce qui doit se dire, se trouve déjà l’amorce du discours – fable ou pensée – à venir, la possibilité d’une inépuisable narration : là où se rencontre un « si peu » aussi dense et ouvert, se révèle une infinité de possibles. Chaque élément des tableaux peints par Rahma Lhoussig est une clef qui enclenche un processus d’ouverture, de récits aussi bien que de symboles, d’analyses comme d’expression des sentiments. L’artiste essaime sur sa toile les signes par lesquels elle traduit une intériorité, la sienne propre sans doute, à partir de laquelle s’amorce une possibilité de traduction du vaste monde. Et Rahma Lhoussig, comme Alice, d’ainsi passer de l’autre côté du miroir, là où les anges sont vêtus de jeans et de t-shirts et ne nous regardent plus que par écrans interposés. Ainsi, avec encore une réelle tendresse qu’il faut souligner, nous ramène-t-elle ses impressions de nos nouveaux mondes.
Hajar El Moustaassime fait sa petite révolution. Elle est née, elle a grandi et elle vit à Marrakech : la ville rouge est capable de tant de latitude que sa couleur déteint sur l’humeur de ses habitants. À Marrakech, le rire est subversif ; la pensée suit !
Hajar El Moustaassime prend la singularité d’un dessin et la montre au monde comme une possibilité d’universalisme. Elle est féministe et prête à toutes les batailles pour défendre l’émancipation de son sexe. Elle tend ainsi un piège au patriarcat et nous produit des œuvres qui sonnent comme d’innocentes figurines de mode : ce serait des dessins de couturiers, destinés à être envoyés à l’atelier pour la réalisation d’une collection qui fera autorité le temps d’une saison ; ce serait ces figurines que l’on offre aux petites filles, qui ainsi habillent dessins et poupées, afin qu’à travers des affaires de chiffons elles apprennent à se tenir en société. Les femmes de Hajar El Moustaassime présentent tous les attributs de la soumission, et pourtant : elles vont être capables de se soulever et, avec elles, de renverser l’ordre des choses. Il suffira d’un petit fil de cuivre, comme en d’autres domaines une infime fibre de tungstène, de la taille d’un cheveu, est capable de donner la lumière !
Les femmes de Hajar El Moustaassime sont d’une élégance des Suds ; elles brillent de cette façon sophistiquée, épurée et rayonnante, qu’ont encore quelques sociétés de concevoir la distinction et le raffinement : visage relevé, épaules droites, vêtements aux coupes parfaites et précises dans des tissus clairs comme la lumière de la Riviera et dans des matières que l’on conçoit volontiers aussi luxueuses que confortables. Ce sont des femmes que l’on imagine sortir de cabriolets italiens, qui flânent dans les allées de la Villa Oasis et vont déguster un thé dans les salons du Royal Mansour. Sans doute sont-elles des fictions, mais elles sont surtout des icônes : Hajar El Moustaassime crée des modèles – d’une certaine façon d’un autre monde, surannés, anciens, que l’on ne retrouve plus que dans la nostalgie -, et elle les donne comme ils sont réellement : figés, fixés, objétisés… Nous montrant le faîte de la figure féminine assujettie pour nous parler d’émancipation, l’artiste se place à la limite de l’effronterie, assurément dans l’impertinence. La femme bourgeoise occidentale transformée en poupée Barbi sera donc le modèle de la lutte finale ?
L’archétype est cependant soumis à une torture… Car les femmes de la jeune artiste, toutes, sont transpercées de fils de cuivre et d’autres rayons. Comme recousues à l’aune d’un embrochement supposé leur offrir leur liberté. Et la jeune Marrakchia de rebroder ses figures de mode avec de larges boucles de métal, comme les artistes autrichiens du body art, au sortir des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, se meurtrissaient, se tailladaient, se découpaient, en se couvrant de ferraille et de verre, afin de mettre leurs corps à l’épreuve de l’épouvante de l’histoire… Hajar El Moustaassime l’affirme sans retenue : elle coud ses figurines, avec des boucles de cuivre, dans un geste libératoire. La force du métal désormais les traverse, peut-être aussi sa conductibilité et sa résistance à la corrosion, de la même façon que la puissance magique de l’ornementation circulaire maintenant les habite, comme les tatouages habillaient les visages des aïeules de l’artiste. Plus violemment, elle pourra aussi nous ramener à ces récentes images d’agrumes fendus et suturés d’un fil sombre par des artistes décidées à dénoncer les violences, notamment sexuelles, commises contre les femmes. Voilà donc les belles parées de la figure du cercle, de l’éternel retour et de la puissance des grands cycles. Un fil d’Arianne les traverse de part en part, leur donnant la direction à suivre pour échapper à la pesanteur des masculinités, et qui leur confère un nouvel attribut : elles vont désormais rayonner de la figure de la roue, comme anciennement le paon pavoisait les splendeurs de sa virilité… Hajar El Moustaassime, qui n’est pas en mal d’opportunités symboliques, voudrait aussi y voir une dimension écologique…
La jeune artiste, à l’instar des enfants ou des cultures originelles, règne sur un monde magique. La parole y produit le réel. Nous ne sommes que langage : nous le savons depuis les premières phrases de la Genèse, et plus récemment à travers la révolution des structuralistes. Quand le discours devient performatif, le réel s’enrichit de tous les possibles qu’offre la poésie. Ainsi, Hajar El Moustaassime a décidé que la femme qui fonde son œuvre devra s’émanciper : elle le sera donc. Du discours naît l’être. La pensée magique est aussi une façon de résister à l’implacabilité de la raison et de ses cartésianismes, des carcans quels qu’ils soient.
À force de figurer, l’artiste parvient à défigurer ce qu’elle représente. Sa jeune œuvre est à prendre comme un palimpseste, chaque dessin, chaque toile allant se superposer à celui ou celle qui l’a précédé. Cette œuvre est un trop plein de figures, qui avec la force d’une accumulation, exactement dans le même processus que celui qu’avait créé Arman, se déforment vers une complète reconfiguration. Les modèles de mode se pavanant sur le parvis de la Mamounia figurent bientôt un bataillon de guerrières, sorte d’armée féminine de Xian, immobile, immuable, plantée dans l’éternité pour revendiquer sa libération. En 2017, Hajar El Moustaassime flirtait avec le pop art ; aujourd’hui, en édifiant une armée de Qin composée de femmes-roues dessinées au gris minéral d’une pointe sèche, elle semble vouloir regagner les intériorités effumées de l’œuvre graphique d’une Léonor Fini et, ainsi, presque reformuler une rêverie de la poétique des combats.
Réda Boudina ne voudrait pas que sa démarche soit réduite à n’être qu’une continuation des travaux de Mohamed Melehi ou de ceux de Farid Belkahia : il poursuit pourtant efficacement, et d’une certaine façon plus radicalement, leur entreprise fondatrice de désorientalisation de l’œuvre d’art marocaine, arabe, berbère ou africaine. Les jeunes artistes contemporains n’ont plus rien à prouver quant à leur émancipation des références classiques du colonialisme, qu’il soit historique ou idéologique actuel : ils sont hyper-connectés, et ne doivent plus rien, ou du moins pas plus que les autres, à Jacques Majorelle et à Jean-Léon Gérôme. Ils sont au monde, avec les préoccupations de leur temps, certes de jeunes Marocains qui vivent au cœur de leur pays et de ses spécificités, mais qui doivent néanmoins affronter les mêmes problèmes et résoudre les mêmes questionnements que leurs homologues canadiens, colombiens, africains du sud ou indiens : qu’est-ce qu’être jeunes dans ce monde global qu’il faut penser, décrypter et traduire. Réda Boudina est bien plus que de son temps : il est de ceux qui font leur temps. Et là où Mohamed Melehi avait subrepticement entretenu une tentation classiciste, en maintenant une flamme ou une vague comme figures emblématiques de son œuvre – qui donc ne s’est jamais entièrement départie du traditionnel désir de narration – Réda Boudina accepte la plongée dans le vide absolu : il n’a rien d’autre à raconter que les formes qu’il nous présente. En cela, son œuvre s’apparente peut-être plus à celle d’un autre père-fondateur, moins connu et moins célébré, Bachir Demnati, qui a produit un travail terriblement formel, désamorcé de tout attrait pour le récit ! Réda Boudina, par sa radicalité formelle, achève donc l’Indépendance esthétique de son Royaume !
Réda Boudina vient du street-art. Il le revendique, et il a absolument raison d’afficher ses origines : elles sont ici un label de qualité et d’indépendance. Il n’est à l’Académie que par désir d’enrichir son art, de le transcender : où il est un technicien irréprochable, il vient s’accomplir en s’accommodant d’une pensée supposée plus profonde et structurée. Mais il reste néanmoins empreint de cette culture de la rue, de la liberté, du mouvement et de l’hors-cadre : ce dont on ne peut que le féliciter, puisque c’est de là que naissent toutes les innovations, ou tout du moins les plus inattendues.
Du street-art originel, Réda Boudina a gardé un sens des matières. Il y a l’aérosol et le plexiglass, mais il y a aussi maintenant le béton, qu’il travaille comme Farid Belkahia avait réfléchi le parchemin en tant que support : ce qui aujourd’hui pétrit son identité, au-delà des dessins au henné de la mariée et du tarbouche iconique à la Hassan Hajjaj, c’est le même béton que celui qui trace les rues de New-York, de Berlin ou de Séoul. Réda Boudina a saisi son temps et, sans nuance aucune, l’a épuré de tout ce qui pouvait être considéré comme pittoresque, ornemental, entertainment… Il va à l’essentiel, et les piques si graphiques qui traversent ses œuvres sont comme des directions à suivre, multiples et contradictoires, d’un discours sans fioriture.
Du street-art originel, Réda Boudina a gardé un sens du mouvement, qui doit interpeller aussi bien la barre d’immeuble qui le supporte que le passant. On ne maquille pas la ville comme on habille une toile vierge : la geste doit être une conquête, le mouvement celui d’une bataille. Il a su garder toute l’énergie du jeune arpenteur urbain et flibustier. Et de la puissance de ce mouvement naît l’évidence de la structure de son travail, qui se donne entièrement et constitue à elle-seule, et elle seulement, l’œuvre. Seule la structure importe, et en cela Réda Boudina est à l’aune de ses grands prédécesseurs modernistes, de Vassily Kandinsky à Mark Rothko, de Pierre Soulages à bien sûr Piet Mondrian. Son art appartient d’ailleurs bien plus à ces ascendances-là qu’à la créativité, baroque et loquace, d’un Jean-Michel Basquiat ou d’un Keith Haring. On ne choisit pas ses pères !
Du street-art originel, Réda Boudina a gardé un exceptionnel sens du décadrage, que l’on trouvera non seulement extrêmement stimulant et, mieux encore en ces temps de post-vérité : rassurant, par la pertinence de sa déconstruction. Il refuse le cadre avec une spontanéité qui frôle l’évidence et il explore des reliefs comme ceux qu’Albert Ayme avait défloré avec Support-Surface ; il revoit la coulure, signature de notre temps, en la figeant en gouttelettes, retravaillée comme une technique pointilliste passée au microscope, ou ciselée comme une dentelle sur la plaque de plexiglass : une coulure qui en devient une broderie, une déchirure, une éclaboussure, un jet et un mouvement, à la fois nerveux et précieux, évident et caricatural, une constellation et une nidification, une écume de l’œuvre.
Du street-art originel, Réda Boudina a gardé une liberté dans le traitement des matières, en utilisant l’aérosol aussi bien que l’acrylique, le plexiglass pour ses effets d’aplats parfaits et ses transparences élégantes, son aspect d’enseignes des nuits urbaines et les superpositions de lumières qu’il autorise, les mêmes que celles qui défilent sur les pare-brises des errances noctambules, mais aussi une transdisciplinarité qui lui permet de graver le béton, de jouer avec les rythmes du hip-hop et les lettrages en 3D, de peindre dans des petits cadres et de sculpter de larges bas-reliefs, de dessiner des tapis et d’ornementer des céramiques, comme de signer des stèles : se rendre libre comme seul le plaisir sait en donner la possibilité.
Il y a chez enfin Réda Boudina une réelle tentation de la calligraphie. Son apprentissage de graphiste, dans une autre vie, l’a amené à travailler la typographie ; sa carrière de graffeur l’a conduit à taguer avec ivresse de nouveaux domaines à conquérir. C’est là sa zone de confort, bien évidemment, où il excelle et sait trouver spontanément aussi bien le ton que le rythme, et c’est donc là qu’il a ses lettres de noblesse : alors pourquoi bouder ce plaisir ? À la manière d’un Abdelkébir Rabi’, dont finalement il est si proche, il dresse la lettre et la grave dans l’espace avec un geste définitif, total, sans nuance : comme un logo du logos ! Là encore, il n’hésite pas à être radical. Si aujourd’hui il se penche comme un étrange entomologiste, ou avec la maniaquerie d’un documentaliste, sur l’architecture brutaliste qui hante les paysages centre-urbains marocains depuis les années 60, et qui en signent une réelle excellence, c’est sans doute parce que Réda Boudina aspire à la même essentialité, à la même radicalité (encore), à la même intransigeance qu’un Zévaco le fit en son temps. Se départir de l’ornemental et de l’anecdotique pour ne garder de la geste que le vital, la structure. Notre jeune artiste gagne ainsi les rivages du monde de l’absolue non-figuration, un monde qui est un signe de son temps et qui, surtout, demeurera un monde hors du temps.
Ziyad El Mansouri est un jeune homme soucieux d’héritage. Là où son édification exigerait, dans les a priori d’un monde qui aime la nouveauté et la surprise, qu’il fasse table rase, il se retourne vers le passé, sorte d’Orphée fraîchement évadé d’un poème de Jean Cocteau. Edvard Munch est venu lui chuchoter à l’oreille le cri – celui, primal, qui pourrait exorciser ses démons : Ziyad El Mansouri, alors, de retrouver d’anciens monstres, sortes d’aliens fondus à la peinture à l’huile, afin, par leurs gueules, de hurler sa détresse. À travers cet expressionnisme, teinté d’un surréalisme débordant de psychanalyse jungienne, le jeune artiste né à Taza a rejoint un monde bien précis : celui du crépuscule des dieux, celui de l’agonie d’un rêve humain, celui de la décadence d’une planète entière. Il s’est aussi tourné vers Francis Bacon, quand le peintre britannique lui aura tordu le bras, lui aura coupé le souffle, s’accrochant à son épaule comme un Sphinx, pour lui montrer les déformations et les convulsions dont l’homme est autant capable que coupable : Ziyad El Mansouri y a dressé son espace, non pas à l’aune d’une chambre close éclairée d’une ampoule nue, mais à celle d’une prison à ciel ouvert, où le firmament lui-même forme une cage. Notre jeune peintre a donc appris quelles peuvent être les névroses de la représentation, plus qu’une représentation des névroses. Avec ses prédécesseurs Mohamed Drissi et Mohamed Benyaich, le jeune Rifain, maintenant installé à Tétouan, entretient une tradition septentrionale de la peinture marocaine, en suivant les contrastes et les distorsions d’une relecture de l’expressionnisme : les Nords, où qu’ils soient, étrangement restent le Nord.
Malgré le cri, malgré la violence du monde, malgré sa douleur, Ziyad El Mansouri est un artiste de la continuité plus que de la rupture. Il est un artiste des héritages, dans lesquels il puise pour trouver l’expression qui lui permettra de respirer et ainsi de pouvoir survivre. Un artiste des entrailles, à la façon des Bohèmes du Paris au début du XXe siècle, qui finissent une oreille en moins et l’enfer à leurs trousses. Chez eux, il n’y a rien de cette cérébralité glacée tant au goût de nos jours, sauf éventuellement à lui imaginer une rupture d’anévrisme qui la mettrait hors d’elle : ils ont besoin de garde-fous à faire tomber et revendiquent un surmoi insurmontable, ainsi qu’une rare capacité à déambuler au bord de leurs propres gouffres, jusqu’à tenter le grand saut. C’est un art des viscères, un art de la chair, un art d’influx nerveux. Comme on n’en fait plus.
Sans doute n’ose-t-on plus cet art de l’ecchymose qui parle trop bien, trop littéralement, des folies qui nous travaillent. Un art hypocondriaque, qui va plus mal que le mal lui-même. On croyait Gérard Garouste le dernier de ces Mohicans-là, mais voilà qu’une jeunesse vient renouveler le répertoire. Ziyad El Mansouri est en lien direct avec nos Enfers, où il décrypte nos terribles inquiétudes. Et il y a de quoi faire ! Il n’est pas vain de le répéter : l’expressionnisme nordique, né avec la montée du nazisme, dans un moment de glissement de l’Histoire, trouve parfaitement des échos dans notre temps : nous rampons nous aussi vers la gueule ouverte du monstre. Et le jeune Tazaoui de traduire cette angoisse qui nous tenaille, névrose aussi décadente que celle exprimée par Charles Baudelaire, aussi vénéneuse que celle de Joris-Karl Huysmans, aussi endiablée que celle de Gérard de Nerval… Sans doute n’hésiterait-il pas à flirter avec les sublimes diatribes écorchées de la poésie d’Antonin Artaud. Ziyad El Mansouri se situe là, dans ce pli d’effroi entre un monde qui se défait et l’émergence d’un temps encore inconnu, ce moment de mutations qui, dans l’histoire des civilisations, jamais n’a épargné les plus faibles. Ziyad El Mansouri nous parle de nos peurs nées de l’excès de libéralisme du monde, quand il met à bas les derniers remparts sociaux et éthiques élevés depuis le courant du XXe siècle ; de ce capitalisme financier immoral qui n’a qu’un profit de razzia pour dessein ; des abysses qui se creusent entre les hommes et qui avalent, sacrifiés, tous ceux qui ne savent pas nager en eaux troubles ; de la fin des valeurs, de l’éthique et des utopies, de ces ismes qui furent tant conspués, mais qui donnaient une hauteur à la pensée et à l’action humaines ; du retour des extrêmes au centre du pouvoir et de leur poids dans les décisions iniques ; des politiques, dont même les meilleures et les plus justes montrent leurs limites et pourraient dès lors laisser place aux pires folies ; des pandémies qui nous rappellent notre petitesse, nos fragilités, notre finitude ; de la douleur de notre planète qui succombe sous l’usage arrogant et inconsidéré, aveugle, que nous en avons fait. Ziyad El Mansouri peint notre désarroi devant la fin du monde, de notre monde, devant l’évidence de notre forfait. Tout le poids de la détresse de notre temps pèse sur son art.
L’expressionnisme est un art de l’homme seul face au poids du monde, d’où l’attrait que lui expriment bien souvent les sociétés émergentes, où d’ailleurs s’affirme la notion d’individu bien avant l’achèvement de tout développement économique. Alors que nous basculons vers la dématérialisation de la réalité, voilà un mouvement qui permet de se raccrocher aux tangibilités de l’humanité ancienne, qui a certes fait ses preuves dans l’horreur – avec une shoah, quelques expérimentations atomiques, des empires coloniaux et deux ou trois ethnocides en cours, à titre d’illustrations -, mais aussi dans ce qu’elle pouvait offrir de meilleur dans l’évolution du Droit, de l’idée de Justice et des émancipations. Nous pouvions encore croire en la perfectibilité de notre condition. Rien n’est jamais définitif, même les pires des effondrements. La démarche psychanalytique de Ziyad El Mansouri, pour lui-même et pour son temps, est d’une honnêteté franche, qui frôle la naïveté : il se veut techniciste, car il en a le talent, mais aussi pour se donner le droit de transformer une œuvre, à l’heure de l’entertainment, en thérapie publique. Il est encore, par son geste, d’un autre temps. Tout n’est qu’un éternel retour, avait bien affirmé le poète.
L’exposition New Breath pour cette saison #2 de INBA Generation est aussi l’occasion d’offrir une Carte blanche à l’enseignant et fameux bédéiste marocain, Aziz Oumoussa, qui présente au public de Gallery Kent des œuvres inédites, accompagnées des travaux de trois de ses étudiants, Kamal Alfassi, Anass El Kho et Ahmed Khiri.
À cette occasion, Aziz Oumoussa expose des planches de bande dessinée qu’il a réalisées comme autant de toiles, des œuvres originales imaginées pour l’événement. L’opportunité lui avait déjà été donnée de présenter des illustrations, mais jamais encore de réels tableaux, conçus à partir du thème des carnets de voyages, qu’ils furent réels ou imaginaires. Une façon de transcender les œuvres du neuvième art en les plaçant sous la loupe d’une mise en forme plus académique et qui constitue une nouvelle approche, singulière, du dessin de la bande dessinée.
Les étudiants qu’Aziz Oumoussa a sélectionnés pour mettre en avant l’excellence de l’école tétouanaise ont tous une pratique traditionnelle de la bande dessinée, en réalisant leurs œuvres à la main. Les sujets sont extrêmement variés et couvrent un éventail qui va de l’Histoire et du mythe à l’intime et à l’intériorité. De la même façon, les techniques mises en avant sont aussi variées que le noir et blanc, l’aquarelle ou les aplats de gouache ou d’encre… Les trois lauréats ont eu l’entière liberté de montrer ce qu’ils pensaient le mieux traduire leurs œuvres de jeunes bédéistes, ainsi que ce qui caractérise le plus pertinemment leurs parcours au sein de l’Institut national des Beaux-Arts de Tétouan.