Je me souviens quand je pénétrais dans la mystérieuse échoppe d’Abdellatif Najem, un sombre cul-de-sac qui faisait face au port, aux tanneries antiques de la vieille ville, aux portes d’un Petit Socco dont encore le seul nom faisait frémir… Abdellatif Najem vous accueillait en fassi d’une urbanité sophistiquée, tel qu’il savait l’être, interrompant une conversation chuchotée avec un ami – toujours une personne était là à palabrer avec lui, son frère aussi, souvent – pour délicatement essayer de vous guider dans son fatras de céramiques, cuivres et autres verroteries… Les prix étaient élevés, résolument à la tête du client, et négociables jusqu’à l’infini… On était bien dans ce Maroc des médinas en labyrinthes, des chéchias rutilantes, des djellabas aux coupes parfaites, ce Maroc de l’appel du muezzin, de la fleur d’oranger dont on vous asperge en signe de bienvenue et du couscous fumant et odorant du vendredi. Un Maroc immuable et sans aucun doute légendaire, dont Abdellatif Najem savait se faire de sa voix douce, doucereuse même, un ambassadeur de choix.

On soulevait quelques assiettes encastrées les unes dans les autres depuis l’éternité, on dépoussiérait une jubana de valeur, on ouvrait avec difficulté une boite marquetée à Damas et on demandait soudain, avec quelque distance dans le ton, ce qu’il en était des derniers sous-verre peints par le bazariste qui, sur le champ dès que l’on abordait ce sujet, se métamorphosait. Il devenait alors artiste, il devenait tribun. Et avec une fougue qu’on n’aurait pu lui soupçonner, il déballait, expliquait, montrait, désignait, paraphrasait ses œuvres qui le comblaient d’une fierté sans équivoque. Il devenait lui-même, le vrai, le vivant que la poussière du bazar aurait pu avoir caché. Et c’est alors que vous prenant par la main de ses récits enthousiastes, il vous emmenait dans ce même Maroc dont il avait fait de sa boutique et de son savoir-vivre une vitrine. On s’envolait alors pour des placettes aux fontaines bruyantes, on fréquentait une soldatesque rifaine aux traits dénonçant de terrifiantes férocités, on croisait des jeunes femmes voilées aux regards brûlants, des porteurs d’eau atemporels, des imams immobiles dans leur sagesse et leur dignité, des cavaliers prêts à reconquérir toutes les terres occupées et des enfants apprêtés pour la photo qui donnera la peinture sous-verre… Tout un monde, d’antan comme on dit, un album du temps passé, mais de ce temps vécu et qui se perpétue encore et toujours de nos jours. De culture, d’une culture classique il s’agit, bien plus que de folklore.

L’immobilité naïve des premières œuvres laissa petit à petit place à un travail s’inscrivant de plus en plus dans le mouvement, à la fois signe de maturité et d’une modernité pressentie. Et signe de même que sous leurs airs d’artisanat, les sous-verres d’Abdellatif Najem étaient aussi, à leur manière, autant d’œuvres d’art où la forme était réfléchie, où la forme était objet de questionnements et de réponses tout en tâtonnements. Bien entendu, nous sommes là dans ce Maroc naïf où le pittoresque est tout de douceur dans le ton et de contrastes néanmoins brutaux, transcrit dans une forme toute naïve, bien entendu… Mais d’une naïveté l’autre, en repensant à sa boutique, à la rue où s’ouvrait cette échoppe, voire à sa maison, c’était son monde, entièrement son monde, présent, bien réel et ancré dans ces simplifications mais encore dans ses complexités, qu’Abdellatif Najem racontait. Cosmogonie.

(Texte écrit pour l’exposition Hommage à Abdellatif Najem, Galerie Conil, Tanger, automne 2012)